Les doigts de Shari palpèrent les petites sphères lisses. Il surmonta le dégoût que suscitait en lui le contact avec l'écorce épithéliale rugueuse et froide du Scaythe.
Harkot n'avait pas bougé, comme si la soudaine initiative de son adversaire avait paralysé ses centres nerveux. Il était en train de prévenir ses relais lorsque le guerrier du silence avait bousculé le sieur d'Ariostea, empoigné le bas de son capuchon et glissé la main dans la poche interne de son acaba. La lumière intérieure qui se dégageait du mahdi Shari des Hymlyas vibrait trop intensément pour le troisième conglomérat. Non seulement la non-énergie sous-jacente des cartes-mères et de l'Incréé s'était retirée de lui, mais les communications avec les maîtres germes des conglomérats permanents de la cuve s'étaient interrompues, comme si le contact direct, physique, avec un humain-source brouillait les fréquences mentales des créatures de l'informe.
Les courtisans qui avaient roulé au sol s'étaient empêtrés les uns dans les autres et s'empêchaient mutuellement de se relever. Une indescriptible cohue régnait sur la salle des pas publics. Les contrôles A.P.D., les plus renommés de l'Ang'empire pourtant, avaient volé en éclats et les mouvements contradictoires scindaient la foule en de multiples groupes qui éclataient et se reformaient au gré des impulsions de panique. Courtisans, cardinaux, vicaires, médecins de la C.S.S., officiers supérieurs de la Garde pourpre, douairières, maîtres du protocole, cantateurs, sculpteurs holo, danseuses du sohorgo de l'Age médian et délégués des guildes professionnelles poussaient des hurlements d'effroi, se télescopaient sans distinction de classe sociale, de race ou de provenance planétaire, couraient dans tous les sens, se heurtaient aux murs comme des insectes prisonniers d'une cloche de verre. Il avait suffi d'un cri et d'un désordre naissant pour qu'ils deviennent les cibles d'un épouvantable attentat terroriste, les acteurs d'une pièce exaltante et tragique, pour qu'ils éprouvent enfin le délicieux frisson de la peur.
L'irruption d'un bataillon de mercenaires de Pritiv armés de poires à rayons cryo ajouta à la confusion et les conforta dans le sentiment qu'ils assistaient à l'un de ces événements qui marquent l'existence d'un courtisan et qui fournissent des sujets de conversation pour plus d'une décennie. Les privilégiés qui, par exemple, avaient eu la chance de croiser quelques années plus tôt dame Veronit de Motohor nue, humiliée, répudiée, dans les couloirs du palais impérial en faisaient encore des gorges chaudes (d'autant que l'anatomie de dame Veronit, autrefois célébrée par des poètes peu regardants ou mal renseignés, présentait quelques défauts qui alimentaient une intarissable source de perfidies).
Les doigts et la paume de Shari se refermèrent sur les quatre sphères. Il avait la curieuse impression d'avoir affaire à un être de vide renfermé dans une enveloppe rigide. Sa bouche n'était qu'à quelques centimètres de celle du sénéchal, et ce qui le déroutait le plus, c'était de ne pas sentir un souffle tiède sur son cou, ses joues ou ses lèvres. Le souffle était le symbole de la vie, or les Scaythes ne respiraient pas, n'avaient pas besoin d'oxygène, d'eau, de nourriture, et cette différence fondamentale avec les hommes montrait qu'ils n'avaient pas été conçus pour vivre sur les mondes humains mais pour les affaiblir et préparer l'avènement du vide. Ils n'étaient pas adaptés à leur environnement ou l'environnement n'était pas adapté à eux, ils n'avaient donc aucun intérêt à maintenir un univers qui ne les concernait pas. Cet aspect mécanique, neutre, faisait à la fois leur force et leur faiblesse, leur force parce que aucune émotion, aucune pensée contradictoire ou même simplement parasite ne venait amoindrir leur efficacité, leur faiblesse parce qu'ils n'avaient pas accès aux mécanismes subtils de la création et qu'ils ne survivraient pas à leur propre œuvre d'effacement.
Prévenus par les Scaythes relais, les mercenaires du groupe d'intervention se ruèrent vers la mêlée du centre de la salle, bousculant et piétinant sans ménagement les courtisans qui leur obstruaient le passage. Ils virent un homme vêtu d'un colancor et d'un manteau blancs qui étreignait d'une étrange façon le sénéchal immobile, pétrifié.
Au moment où Shari retirait sa main de la profonde poche, un violent tremblement secoua le Scaythe. Bien qu'affaiblis par la présence de Tixu Oty l'Orangien, les maîtres germes s'étaient ressaisis, avaient rétabli la communication avec le troisième conglomérat et découvert une possible parade : les probabilités de la cuve leur avaient proposé d'exploiter un dossier irratype, gelé depuis l'an 7157 du calendrier standard de Naflin. Ces données concernaient les quinze Scaythes primitifs qui, imprégnés de la haine transmise par l'A.D.N. de la femme qui servit à leur conception, avaient massacré un grand nombre d'êtres humains sur trois planètes de la Confédération. Les maîtres germes s'étaient donc glissés dans la mémoire cachée et avaient exhumé ce dossier, inactivé mille ans plus tôt pour éviter d'autres dérapages et ne pas générer une phobie des Scaythes dans la conscience collective humaine. Ce faisant, ils avaient entrouvert les couloirs de séparation des fichiers et l'esprit de Tixu Oty, vigilant, avait instantanément exploité cette ouverture pour s'infiltrer à son tour dans les zones secrètes de l'Hyponéros. Ils avaient paré au plus pressé mais l'Orangien, un irratype comme tous ses congénères, représentait désormais une inconnue dans la neuvième étape du Plan. Une étape occulte, élaborée à l'insu des cartes-mères et de l'Incréé.
Ils s'étaient déjà servis de la haine, en dose infinitésimale, pour reconditionner Harkot au moment de sa fusion avec le connétable Pamynx, mais jamais ils n'avaient envoyé une impulsion d'une telle densité, d'une telle brutalité. L'imprudence du troisième conglomérat les probabilités évolutives lui avaient pourtant déconseillé de garder les véritables codes cryo sur lui car il s'exposait à un contact physique déstabilisant avec un humain-source ne leur avait pas laissé le" choix : seul un courant de haine était en mesure de réactiver les implants cérébraux d'Harkot.
Le bras du sénéchal, saisi d'une irrépressible rage de meurtre, se détendit tel un ressort et ses doigts grossiers, non ongulés, se refermèrent sur le cou de son adversaire.
Une douleur fulgurante irradia le pharynx de Shari qui, surpris par la soudaineté de la contre-attaque, eut le réflexe instinctif de raffermir sa prise sur les quatre codes et de sortir la main de l'échancrure de l'acaba. L'air commença à lui manquer et la vibration de l'antra se dissipa dans le brouillard rouge qui se levait dans son esprit. Il tenta de visualiser les entrées de couloirs éthériques, mais il ne parvint pas à maintenir la cohérence de ses pensées. De sa main libre il s'efforça d'empêcher les doigts d'Harkot de lui comprimer les cartilages du larynx, mais le Scaythe s'était brusquement métamorphosé en une implacable machine à tuer et le matériau dans lequel il était fabriqué on pouvait difficilement appeler ça de la chair était d'une dureté de pierre.
Asphyxié, Shari commença à flotter dans un état second. Il n'avait ni la force ni la volonté de traduire sa panique et sa révolte en gestes, il se sentait partir tout doucement, et ce décalage entre ses désirs et ses perceptions physiologiques entraînait un sentiment d'impuissance qui se transformait peu à peu en indifférence, en résignation. Les bruits, les formes et les couleurs s'estompaient autour de lui, se dissolvaient dans une nue cotonneuse, cauchemardesque. Il percevait encore quelques éclats de voix, des cris qui agonisaient dans le lointain.
« Tuez ce vil terroriste, sénéchal !
— C'est un paritole d'Ut-Gen... un être abject ! »
Les mercenaires de Pritiv se déployèrent autour des deux antagonistes, braquèrent sur eux leur poire à rayons cryo mais, comme ils ignoraient que les Scaythes étaient hermétiques aux effets des produits congelants, ils n'osèrent pas ouvrir le feu de peur de toucher le sénéchal. De toute façon, à en juger par la face congestionnée de son adversaire, Harkot l'aurait achevé dans une poignée de secondes. C'était la première fois que les spectateurs de cette étrange scène voyaient un Scaythe en découdre physiquement avec un homme, et ils se rendaient compte avec effroi que l'extraordinaire efficacité des ressortissants d'Hyponéros ne se limitait pas aux seules manipulations de l'esprit. Ses yeux globuleux et noirs brillaient comme des pierres chargées d'énergie maléfique dans la pénombre de son capuchon. Ses appendices digitaux qui s'enfonçaient inexorablement dans le cou de sa proie étaient les seules parties animées de son corps.
Shari entrevit une bouche de lumière bleue dans le lointain. Elle l'appelait, fredonnait un chant envoûtant. Il lui restait suffisamment de lucidité pour comprendre qu'elle ne s'ouvrait pas sur un couloir éthérique mais sur une autre réalité, sur le monde des âmes. Il lui sembla entrevoir le visage souriant de sa mère de l'autre côté de cette bouche et il fut empli tout entier du désir de la rejoindre. Il n'avait pas encore atteint ses huit ans lorsque les amphanes du peuple ameuryne l'avaient condamnée au supplice du chant de mort et il s'apercevait à présent que sa tendresse lui avait cruellement manqué. Oniki aurait su pallier cette carence mais le sort s'était acharné à les séparer. La bouche se rapprochait de manière vertigineuse et cette impression d'étourdissement l'éloignait de plus en plus de la réalité environnante, de ses propres limites corporelles.
Il discernait d'improbables murmures, des vaguelettes grésillantes et moussues qui venaient mourir sur la grève de son silence intérieur. Quelque chose, un sentiment diffus, l'empêchait toutefois de goûter pleinement la sérénité du départ. Un reste de colère, une impression de ratage, de gâchis. Il capitulait, il s'en allait de ce monde de matière sans avoir préservé la pérennité de l'humanité, il laissait un enfant de onze ans affronter seul les créatures du blouf, il abandonnait lâchement Oniki et Tau Phraïm aux mains des forces impériales d'Ephren. Un sursaut de conscience l'amena à se rebeller, à refuser l'inéluctable. Il reprit contact avec la réédité, ressentit immédiatement la douleur effroyable qui montait de sa nuque et de son cou, distingua de nouveau le brouhaha, ponctué de glapissements, de vociférations. Il ne chercha pas à s'opposer au sénéchal dont la force implacable s'apparentait à celle d'un robot, il s'appliqua à invoquer l'antra. Et aussitôt, comme si le son de vie s'était toujours tenu prêt à intervenir, comme s'il s'était retiré dans le seul dessein de ne pas influer sur la décision de son protégé, il libéra toute sa puissance vibratoire pour le déposer devant un couloir éthérique.
La disparition aussi soudaine qu'inexplicable du terroriste figea de stupeur les courtisans, les cardinaux et tous ceux qui se pressaient dans la salle des pas publics. La main du sénéchal on n'avait pas trouvé d'autre mot pour qualifier cette grossière extrémité n'avait tout à coup broyé que du vide. L'espace de quelques secondes, ils se demandèrent s'ils n'avaient pas rêvé toute cette scène, s'ils n'avaient pas été les saliers huppés d'une farce de mauvais goût. Certains sculpteurs holographiques étaient passés maîtres dans l'art des illusions. A maintes reprises les courtisans avaient cru assister à des phénomènes extraordinaires ou des batailles rangées où les protagonistes n'étaient que des leurres 3-D grandeur nature. C'était un jeu assez fréquent dans l'enceinte du palais impérial : on s'apercevait parfois qu'on était en train de monologuer avec un être lumineux, on se sentait ridicule mais, en maître déclaré de l'auto-psykè-défense, on feignait d'en sourire tout en vouant aux mille gémonies de l'enfer kreuzien le ou la responsable de la plaisanterie. Cependant, jamais le sénéchal ou même un simple Scaythe inquisiteur n'avait été impliqué dans ce genre de spectacle et l'homme vêtu de blanc, le paritole, le terroriste d'Ut-Gen avait paru bien dense, bien compact pour une simple illusion holographique.
« C'était un... un guerrier du silence ? avança une voix féminine. Cette manière de disparaître m'a rappelé... »
On ne saurait jamais ce que cet homme lui avait rappelé, car le sénéchal Harkot, imprégné de la haine primitive de la cuve, l'avait saisie par le cou et l'avait décollée du sol. La stupeur fit place à l'horreur lorsqu'on entendit craquer les cartilages de sa trachée.
Les éclairs aveuglants des bombes lumineuses et les rayons à haute densité zébraient la pénombre enfumée. Les assaillants poursuivaient leur inexorable progression. Guidés par les vicaires, ils avaient débouché de galeries secrètes et, exploitant l'effet de surprise, s'étaient rendus maîtres d'une grande partie du palais épiscopal. Ils cernaient à présent les sous-sols, un peu plus difficiles à investir dans la mesure où les blindages étaient conçus pour résister à la propagation des bombes. Les combats redoublaient d'intensité car les défenseurs, conscients de former l'ultime rempart entre les forces impériales et le réduit où s'étaient réfugiés le muffi et Maltus Haktar, se jetaient dans la bataille avec l'énergie du désespoir. Leurs tirs de barrage, leurs sondes minées et leurs antiques grenades explosives retardaient l'échéance, mais les pertes infligées à l'armée ennemie n'empêchaient pas celle-ci de se lancer par vagues incessantes sur les poches de résistance et de finir par les déborder. Les disques des mercenaires opéraient alors un véritable carnage et l'odeur doucereuse du sang se mêlait aux effluves de métal et de chair carbonisés.
« Ne soyez pas borné, Votre Sainteté ! maugréa le maître jardinier. Dans quelques minutes, les couloirs d'accès à l'atelier des déremats seront coupés.
— Partez, Maltus : nul ne vous oblige à partager mon sort. Pas même votre cher Vingt-quatre... »
Barrofill le Vingt-cinquième avait passé le bras autour des épaules de Jek et le maintenait contre lui, comme pour l'abriter derrière le bouclier de son corps. L'Osgorite lança un coup d'œil inquiet sur la porte entrouverte d'où jaillissaient d'épais tourbillons de fumée, puis revint à la charge :
« Et vous, qu'est-ce qui vous oblige à partager le sort de ces quatre cryos ?
— Connaissez-vous le Dodeukalogue, le livre des prophéties de Zahiel ? »
Maltus Haktar secoua la tête d'un air agacé.
« Croyez-vous que le moment soit bien choisi pour...
— J'ai l'intime conviction que ces quatre-là font partie des douze hérauts du temple de lumière, des douze cavaliers de la révélation...
— Vous aussi, vous en faites partie ! » s'écria Jek.
Le muffi s'accroupit en face de l'Anjorien, le saisit par les épaules et le scruta d'un air grave, presque douloureux. Les éclats de lumière et le grondement des armes accentuaient l'aspect tragique de son visage.
« Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer cela ?
— Je l'ai vu dans les annales inddiques, dans le temple de lumière, répondit l'Anjorien qui soutint sans ciller le regard intense de son interlocuteur.
— Vous êtes donc entré dans le temple de lumière décrit par Zahiel ?
— Ne prenez pas ses racontars pour argent comptant, Votre Sainteté, gronda le maître jardinier. Il voyage peut-être sur ses pensées mais ce n'est qu'un gosse !
— Je vous ai déjà vu dans cette pièce, poursuivit Jek en fixant obstinément le muffi. Vous êtes souvent venu avec votre ami, vous avez contemplé les sarcophages, vous êtes tombé à genoux, vous avez pleuré puis vous vous êtes relevé, vous avez demandé à votre cher Adaman s'il ne percevait vraiment rien et il vous a répondu que le Kreuz ne s'adressait jamais à ses serviteurs médiocres... »
Stupéfait, Barrofill le Vingt-cinquième demeura un long moment incapable de réagir. Ses doigts gantés de blanc s'enfoncèrent machinalement dans la chair des épaules de Jek. Maltus Haktar dévisagea l'Anjorien avec la même expression qu'un père découvrant la monstruosité de son fils.
« Vous nous avez donc surveillés... balbutia le muffi.
— Ce n'était pas de la surveillance, corrigea Jek, mais une reconnaissance mentale, une préparation de notre intervention... » Et il ajouta, avec des larmes dans les yeux : « Rien ne s'est passé comme prévu...
— Rien n'est perdu en tout cas ! affirma Barrofill le Vingt-cinquième avec une force de persuasion qui, Jek s'en rendit compte, était surtout destinée à le convaincre lui-même.
— Votre ami a raison, reprit Jek en désignant le maître jardinier. Vous devriez partir. Moi, je sais voyager sur mes pensées et je peux encore attendre. » Il tapota une poche de sa veste. « J'ai la boîte de seringues...
— Vous ne savez pas comment désactiver les caissons de congélation, argumenta le muffi.
— Montrez-moi.
— Ce sont des machines compliquées et j'aurais trop peur que vous ne sautiez une étape. En outre, vous aurez besoin d'assistance pour soutenir vos amis : il faut du temps aux dé-cryos pour recouvrer leur coordination. Lorsqu'ils reviennent à la vie, ils sont aussi fragiles que des nouveau-nés. J'ai confiance dans le Kreuz et je reste avec vous ! Mais je m'aperçois que nous ne connaissons pas encore votre nom...
— Jek At-Skin... Le mahdi Shari dit qu'on peut se tutoyer entre compagnons de l'Indda... »
Un sourire chaleureux éclaira le visage du souverain pontife.
« Je suis très honoré, mon cher Jek, que tu me considères comme l'un des tiens et je te souhaite la bienvenue au palais épiscopal de Vénicia. »
En un geste empreint de solennité, il fit glisser l'énorme bague qui brillait à l'annulaire de sa main droite et la tendit à l'Anjorien.
« Voici l'anneau pontifical, le corindon julien. Accepte-le en gage de reconnaissance et d'amitié.
— Vous perdez la raison, Votre Sainteté ! rugit Maltus
Haktar. Seuls les muffis ont le droit de porter cet anneau !
— En cet instant je romps définitivement la lignée muffiale, répliqua Barrofill le Vingt-cinquième d'un ton calme et résolu. Et je brise les lourdes chaînes qui entravent les milliards de fidèles, convertis par la force, la menace ou la manipulation mentale. Je dissous l'appareil de l'Eglise, l'ennemi le plus acharné du Kreuz, et je renvoie chaque être humain à sa propre vérité intérieure. Trop de crimes ont été perpétrés au nom de ce symbole haïssable d'une volonté dominatrice, hégémonique. Il me paraît légitime que le corindon julien passe maintenant dans le camp des justes et que Jek en soit le gardien. Cette décision n'est que l'aboutissement de la volonté de mon prédécesseur, Barrofill le Vingt-quatrième. »
Etranglé d'émotion, Jek observa la pierre aux innombrables facettes et dont la couleur bleu nuit tirait sur le noir. Elle était sertie sur une monture d'optalium rose beaucoup trop grande pour son propre annulaire. Elle tremblait légèrement entre le pouce et l'index du muffi, accrochait de fugaces reflets de lumière.
« Prends cette pierre, Jek. Elle sera la pierre angulaire du monde que nous sommes appelés à bâtir. »
Jek saisit l'anneau, et la chaleur qui s'en dégageait était tellement intense qu'elle le contraignit à le glisser précipitamment dans la poche de sa veste. Bouleversé par le dépouillement, la solitude et l'humilité de cet homme qui avait régné sur un empire de plusieurs centaines de milliards de sujets, il ne put contenir plus longtemps ses larmes. Le muffi l'attira à lui et le pressa contre sa poitrine. L'ancien gouverneur de la planète Ut-Gen avait changé, contrairement à ce qu'avait affirmé frère Sergian, le missionnaire du satellite Gétablan.
« Je suis désormais délivré de ma charge, murmura Barrofill le Vingt-cinquième. Je m'autorise par ce fait à redevenir un simple disciple, un novice du silence. Je renonce à mon patronyme muffial et reprends mon nom originel, le nom que me donna ma chère mère, lingère à la Ronde Maison de Duptinat : Fracist Bogh... »
Une déflagration prolongée, suivie d'une succession d'éclairs éblouissants, retentit comme un coup de tonnerre. L'effroyable vibration n'endommagea pas le blindage d'optalumal des murs et du plafond mais noya la pièce dans une irrespirable nue de poussière et de fumée.
« Le premier devoir de quelqu'un qui prétend bâtir un monde nouveau, c'est de rester en vie. Votre Sainte... Fracist Bogh ! » grommela Maltus Haktar.
Le grondement s'estompa peu à peu et fit place aux crépitements des armes rayonnantes, aux crissements et cliquetis métalliques, aux hurlements déchirants des blessés, aux chocs sourds des corps à corps. L'Osgorite braqua son ondemort en direction de la porte.
« Nom de Dieu, ils vont arriver ! »
Comme pour illustrer ses propos, une silhouette se détacha tout à coup sur le fond de pénombre. Il ne l'avait pas entendue entrer, probablement à cause de l'explosion. Il pressa la détente de son arme mais quelqu'un se précipita sur lui et dévia son bras. Le rayon lumineux alla percuter le bas d'un mur où il se pulvérisa en une gerbe de particules scintillantes. Fou de colère, l'Osgorite retourna son arme contre l'intervenant qui l'avait empêché d'éliminer l'intrus et fut stupéfait de reconnaître le petit guerrier du silence.
« Ne tirez pas ! C'est Shari ! » s'écria Jek.
Il se précipita en direction de la silhouette et se jeta dans ses bras.
« Doucement, laisse-moi reprendre mon souffle », murmura Shari.
Jek se recula et examina le mahdi dont le visage crispé, couvert de sueur, la respiration sifflante et les marques visibles sur la collière partie du colancor qui enserrait le cou témoignaient du combat éprouvant qu'il venait de livrer.
« J'ai les codes », ajouta-t-il avec un sourire las, devançant la question de Jek.
Il ouvrit la main et découvrit quatre petites sphères qui oscillaient sur sa paume tremblante. Une flambée de joie embrasa l'Anjorien : ils pouvaient enfin donner le baiser de l'éveil à Yelle, Aphykit, San Francisco et Phœnix.
« Vite, il n'y a pas de temps à perdre ! » dit Maltus Haktar, revenu de son saisissement.
Les yeux du mahdi se chargèrent de méfiance.
« Ce sont des amis, expliqua Jek. Lui, c'est Maltus Haktar, le chef de la sécurité du palais épiscopal. Il t'a tiré dessus par erreur. Et lui, c'est le muffi Barro... Fracist Bogh. Nous sommes assiégés et nous devons faire vite.
— Plus tard les présentations ! s'emporta l'Osgorite. Donnez-moi ces sphères, monsieur. Je dois rapprocher les numéros des codes avec ceux des socles de conservation.
— Faites confiance à Maltus : il n'est pas embaumeur mais il s'y entend parfaitement en réanimation cryo » , dit Fracist Bogh.
Shari hocha la tête et remit les sphères au maître jardinier. Dès lors ils se répartirent silencieusement les tâches, les paroles étant désormais superflues. Maltus Haktar ouvrit le capot des socles de conservation, découvrit le tableau de bord intégré et pressa les touches qui commandaient l'interruption du processus de congélation. Bien que le fracas des combats fût maintenant incessant, ils décelèrent nettement l'exhalaison d'arrêt des moteurs et les subtils craquements des couvercles qui se descellaient. Les parois vitrées des sarcophages se couvrirent d'une épaisse buée de condensation qui transforma les corps allongés en des formes indistinctes et sombres. L'Osgorite compara les numéros gravés sur les sphères aux chiffres imprimés sur le bas des tableaux de bord puis, après vérification, posa chaque code sur le socle qui lui correspondait.
Jek avait sorti la boîte en fer de la poche de sa veste, l'avait ouverte et en avait extrait quatre seringues prédosées. Sur un signe de Maltus Haktar, Fracist Bogh et Shari, qui se remettait progressivement de la tentative d'étranglement d'Harkot, retirèrent le couvercle du premier sarcophage, celui d'Aphykit. Un courant glacé, imprégné de relents de produits cryo, leur fouetta le visage. Le nuage de condensation qui enveloppait le corps blanc de la jeune femme s'évapora. Shari avait oublié à quel point sa mère Aphykit était belle, et de revoir ses traits, empreints d'une grâce surnaturelle, détendus et encore plus admirables dans l'abandon du sommeil de glace, l'emplissait d'une émotion intense, occultait momentanément la douleur de son cou et les blessures de son âme. L'espace de quelques instants, il redevint un enfant libre et insouciant, courut dans les montagnes des Hymlyas, vola sur une pierre en compagnie des aïoules, se baigna dans les torrents glacés...
Fracist Bogh saisit le code et la seringue que lui tendait Jek, retira le cache de sécurité, enfonça l'extrémité de l'aiguille dégagée dans le minuscule point foncé du sommet de la sphère, perça la membrane de sécurité, tira délicatement sur la pompe pour aspirer le prélèvement A.D.N. de la congelée et le mélanger aux produits chimiques de réanimation. Il s'était renseigné auprès des embaumeurs cryo de l'Eglise et, en imagination, avait maintes fois répété ces gestes comme s'il avait pressenti depuis toujours qu'il ne disposerait que de très peu de temps pour les effectuer. Il ne marqua aucune hésitation lorsqu'il souleva le bras d'Aphykit, piqua l'aiguille (une aiguille conçue pour perforer les matières les plus dures) à la saignée du coude, dans le sillon bleuté et rigide de la veine, et appuya du pouce sur la pompe de la seringue. Il lui fallut environ quinze secondes pour en transvaser tout le contenu dans le corps inerte puis, sans attendre les réactions de la jeune femme, sans se préoccuper des éclairs de plus en plus rapprochés ni du tumulte grandissant, il prit une deuxième seringue et fit signe à Shari d'ouvrir le sarcophage de San Francisco (au grand désespoir de Jek, qui craignait qu'on n'eût pas le temps de s'occuper de Yelle avant l'intrusion des assaillants). La brume de décongélation, froide et odorante, se mêla à la poussière et à la fumée pour former un brouillard opaque. Fracist Bogh effectua trois tentatives infructueuses avant de percer la peau épaisse du Jersalémine dont les traits et la longue chevelure noire évoquaient le fou des montagnes dans l'esprit de Shari.
« Regardez ! Elle bouge ! » hurla Jek, surexcité.
Les trois hommes tournèrent la tête en direction du sarcophage d'Aphykit. Elle avait en effet remué le bras, ouvert les paupières et des tremblements violents secouaient son torse, son bassin et ses jambes. La vie reprenait possession d'elle avec brutalité, avide de réinvestir un territoire d'où elle avait été bannie pendant plus de trois ans. Après avoir vidé le contenu de la seringue dans le bras de San Francisco, Fracist Bogh se défit rapidement de son surplis et le donna à Jek.
« Qu'elle se couvre de ça... »
Aphykit s'agrippa aux montants du sarcophage pour se redresser et se maintenir en position assise. Sa chevelure pailletée d'or perdit peu à peu de sa rigidité et retomba en cascades soyeuses sur ses épaules et sa poitrine. Ses magnifiques yeux bleu, vert et or se posèrent sur l'Anjorien qui, incapable de prononcer le moindre mot, lui tendit le surplis de Fracist Bogh. Elle fronça les sourcils et l'examina avec application, comme si elle cherchait à trouver une signification à cette scène, à remettre un nom, un souvenir sur ce garçon de onze ou douze ans statufié devant elle, vêtu d'un colancor syracusain. Elle tourna la tête et embrassa du regard la pièce plongée dans une obscurité enfumée et griffée de temps à autre par des éclairs aveuglants. Son attention parut un moment attirée par les bruits qui provenaient du couloir, par les silhouettes imprécises de Fracist Bogh, de Shari et de Maltus Haktar, qui s'agitaient autour des sarcophages de Phœnix et de Yelle, puis, comme aucun de ces éléments n'apportait de réponse aux innombrables questions qui se pressaient dans son esprit, elle fixa de nouveau Jek.
Elle lui parut aussi belle que la première fois qu'il l'avait aperçue dans le cratère du volcan. Il avait cru avoir affaire à un ange ou, mieux encore, à une déesse du paradis des kreuziens lorsqu'il était sorti du compartiment intérieur du xaxas. Sa longue cryogénisation n'avait en rien altéré sa beauté. Au contraire même, elle avait estompé de son visage cette douleur muette, ce masque subtilement tragique qu'elle arborait en permanence depuis le départ de Sri Lumpa.
Une lueur de compréhension brilla dans ses yeux. Elle remua les lèvres mais, en dépit de ses efforts, aucun son ne sortit de sa gorge.
« Je suis Jek At-Skin, dit l'Anjorien en détachant bien ses mots. Nous sommes venus vous délivrer, le mahdi Shari et moi. Cela fait trois ans que vous avez été congelée. Nous nous trouvons en ce moment dans le palais épiscopal de Vénicia, envahi par les armées impériales. Nous n'avons que très peu de temps. Nous devons regagner la salle des déremats pour transférer tout le monde en lieu sûr. Est-ce que vous m'avez compris ? »
Elle cligna des yeux en signe d'acquiescement et ses lèvres esquissèrent l'ébauche d'un sourire.
« Est-ce que vous vous sentez assez forte pour descendre du sarcophage ? »
Maltus Haktar, qui avait désactivé le dernier socle de conservation, se rapprocha d'eux à grandes foulées.
« Je vais l'aider ! »
Joignant le geste à la parole, il saisit Aphykit par les aisselles, la souleva hors du sarcophage, la déposa sur le sol et lui enlaça la taille pour l'aider à se maintenir en position debout. La manière insidieuse qu'avait l'Osgorite de se livrer à des attouchements superflus irrita Jek. Aphykit méritait mieux, au sortir de sa cryogénisation, que les hommages, grossiers d'un maître jardinier.
« Il faut d'abord qu'elle passe ça », dit l'Anjorien d'un ton courroucé.
Elle tendit un bras tremblant dans sa direction, s'empara de l'étoffe blanche, se dégagea de l'étreinte de Maltus Haktar, s'assit sur un coin du socle et se revêtit du surplis.
San Francisco s'était déjà redressé et, comme Aphykit quelques secondes plus tôt, il se demandait visiblement ce qu'il fabriquait dans cet endroit. Ses yeux inexpressifs papillonnaient d'un point à l'autre de la pièce sans réussir à se poser quelque part. Le maître jardinier se dirigea vers le sarcophage du Jersalémine, l'aida à en descendre et le recouvrit de sa cape. Jek se rendit compte que ce qu'il avait pris pour de l'indélicatesse n'était que de l'obligeance et il regretta son attitude vis-à-vis de l'Osgorite.
Jugeant Aphykit tirée d'affaire et San Francisco en de bonnes mains, il se rendit près du sarcophage de Yelle, à qui Fracist Bogh avait déjà injecté les produits de réanimation additionnés de son échantillon A.D.N. Il repoussa du pied le couvercle gisant sur le sol, se jucha sur le socle de conservation et se pencha sur le visage de la fillette, auréolé de brume et éclairé à intervalles réguliers par les éclats fulgurants des rayons à haute densité et des bombes à propagation lumineuse. Une goutte de sang, d'une consistance visqueuse, perlait au creux de son bras mais elle ne bougeait toujours pas, elle ne montrait aucun signe précurseur du réveil. Dans le sarcophage voisin, Phœnix, qui pourtant avait été piquée après elle, avait déjà ouvert les yeux et bougé le bras.
Le cœur de Jek se serra. Il effleura du dos de la main la joue glacée de Yelle, adressa une prière silencieuse à tous les dieux qu'il connaissait et à ceux qu'il ne connaissait pas pour que la vie coule de nouveau dans son petit corps gelé. Elle semblait reposer pour l'éternité sur le coussin doré de ses cheveux et son sarcophage avait toutes les apparences d'un cercueil. Elle était la pièce essentielle de son existence, la pierre angulaire de son édifice selon les termes de Fracist Bogh. Pendant trois ans il n'avait vécu que pour l'instant où ses paupières se soulèveraient, où elle lui sourirait, où elle prononcerait son nom. Si elle restait à jamais perdue dans cet état neurovégétatif qu'on appelait les limbes cryo, il n'aurait plus aucune raison de s'attarder sur un univers éternellement glacé. Il se souvint de la méthode qu'il avait employée pour empêcher San Francisco et Robin de Phart de franchir le point de non-retour dans le cirque des Pleurs de Jer Salem. Toutefois un reste de pudeur et une peur inconsciente des organes sexuels féminins le dissuadèrent de poser la main sur la vulve de Yelle et il se contenta de lui pincer la bouche avec force. Il n'obtint aucun autre résultat que de lui arracher un petit morceau de peau de la lèvre supérieure. Il sentit une présence dans son dos. Aphykit s'était relevée, s'était approchée à pas hésitants du sarcophage de sa fille et, se tenant avec difficulté sur ses jambes flageolantes, levait sur lui des yeux mangés par l'angoisse. Son asthénie s'effaçait devant son instinct de mère. Elle tremblait de froid et de peur malgré le surplis blanc dont elle s'était enveloppée. Un peu plus loin, Shari et Fracist Bogh dégageaient Phœnix de son châssis de verre.
Une déflagration, plus forte que les précédentes, arracha la porte de ses gonds et la projeta violemment sur le mur opposé. Les montants vitrés des deux sarcophages vides volèrent en éclats. Un éclair prolongé illumina la pièce et accentua l'atmosphère apocalyptique qui régnait sur le sous-sol du palais.
« Nous ne pouvons plus attendre ! glapit Maltus Haktar.
— Yelle ne s'est pas ranimée ! » cria Jek.
Il vit que les yeux d'Aphykit se remplissaient de larmes et il maudit le destin d'avoir imposé une telle épreuve à la jeune femme au sortir de son sommeil de glace.
« La petite n'a pas résisté, souffla Fracist Bogh d'un air sombre. Les embaumeurs m'avaient prévenu qu'il y avait une chance sur vingt pour que cela arrive... Peut-être est-ce l'occasion d'utiliser les graphèmes inddiques de guérison... »
Shari enveloppa le corps frissonnant de Phœnix de son manteau et se précipita vers le sarcophage de Yelle.
Une idée traversa Jek, stupide comme toutes les idées désespérées. Il extirpa l'anneau muffial de sa poche et souleva la main de Yelle. Il dut s'y prendre à trois reprises pour lui glisser la bague d'optalium à l'annulaire, qui avait conservé sa rigidité cryogénique. Le corindon perdit nettement de sa nitescence comme si la vitalité de la pierre, cette énergie cristalline accumulée siècle après siècle, se transvasait brusquement dans le corps de la fillette.
Plus grand que Jek, Shari n'eut pas besoin de grimper sur le socle pour se pencher sur cette petite sœur qu'il voyait pour la première fois. Elle n'était pas sa sœur de sang et l'annonce de sa naissance l'avait autrefois perturbé, mais il prenait conscience, à quelques centimètres de son visage désespérément figé, qu'il éprouvait pour elle un sentiment fraternel aussi vrai et aussi pur que s'ils avaient été conçus par les mêmes parents biologiques. Il comprenait également, en voyant de grosses larmes couler sur les joues de Jek, que l'Anjorien ne vivait que pour et par elle, qu'elle était son indispensable moitié, son autre lui-même, que c'était l'espoir d'être un jour réuni à elle qui l'avait poussé à accomplir tout ce qu'il avait accompli. Il lança un coup d'œil en direction d'Aphykit pardessus la tranche supérieure du montant de verre : sa détresse de mère se conjuguait maintenant aux effets physiologiques de la réanimation cryo pour creuser son visage et brouiller son regard. Elle ne restait campée sur ses jambes qu'au prix d'un terrible effort de volonté. Oniki témoignait de la même force de caractère devant les événements contraires, et cette solidité, cet enracinement, cette façon de ployer sans jamais rompre emplissaient Shari d'admiration et de reconnaissance.
« Ils arrivent ! » cria Maltus Haktar.
Estimant que San Francisco était suffisamment lucide et vaillant pour se passer de tuteur, le maître jardinier s'était posté près de l'embrasure, avait dégainé son ondemort et jeté un coup d'œil dans la galerie. Il avait repéré, à travers l'écran de fumée, des silhouettes agitées dont il lui était impossible de dire si elles étaient alliées ou ennemies. Les rayons à haute densité jetaient leurs éclats livides sur les parois métalliques déformées par les projections lumineuses. Il crut discerner un éboulis de terre et de pierres provenant d'un pan de la voûte effondré. Les combats faisaient rage de chaque côté de cette barricade improvisée.
« Réveille-toi », gémit Jek en effleurant l'arête du nez de Yelle.
Maltus Haktar lâcha une première rafale en direction de la forme gris et blanc d'un mercenaire du moins le supposait-il qui avait franchi le monticule et s'approchait en courant de la porte. Le rayon lui percuta la poitrine, le décolla du sol et l'envoya rouler une dizaine de mètres plus loin. Ses disques s'échappèrent de leur invisible gaine et crissèrent sur le sol et le bas des parois de la galerie.
« Nous sommes coincés ! grommela l'Osgorite. La route de l'atelier des déremats est coupée... »
Jek eut l'impression de déceler un infime mouvement sur la paupière de Yelle mais, à force de scruter son visage, il commençait à douter de ses perceptions.
« Réveille-toi...
— La pierre ! dit Shari. Elle brille de nouveau ! »
Le corindon julien avait effectivement recouvré son éclat scintillant. Il jetait même des feux beaucoup plus intenses qu'au moment où Jek l'avait dégagé de sa poche. Prise d'un regain d'espoir, Aphykit s'avança vers le sarcophage et osa enfin regarder sa fille, ce présent extraordinaire que lui avait offert Tixu. Cela faisait trois ans qu'ils avaient été cryogénisés, avait dit le garçon comment s'appelait-il déjà ? Jak ou un nom approchant... Avec ses poils clairsemés sur les joues, il était presque devenu un homme maintenant, et s'il n'avait pas changé de manière aussi patente, elle aurait eu l'impression de s'être endormie quelques heures plus tôt.
Endormie n'était pas le mot exact : le soleil n'avait pas encore atteint son zénith lorsque l'homme nu et armé avait surgi dans sa maison du village des pèlerins et avait braqué une arme sur elle. Yelle avait entraîné le garçon sur la rive du torrent où elle avait l'habitude de se baigner et les deux Jersalémines étaient sortis dans le jardin afin de nettoyer les caissons de déshydratation. Un rictus avait tordu les lèvres de l'intrus, un homme jeune aux traits d'une finesse aristocratique. Elle avait alors fait le lien entre son irruption et les subtiles odeurs de gaz qui s'étaient tout à coup diffusées dans la maison. Il avait libéré une sorte de gloussement, le ricanement d'un être possédé ou en proie à une crise de démence.
« Est-ce que Yelle...
— Le tour viendra de ta fille et de l'Anjorien ! avait-il déclaré.
— Vous êtes syracusain, n'est-ce pas ?
— Je ne suis pas un humain mais une greffe mentale, un implant de logique. Cet homme, Marti de Kervaleur, m'a servi de véhicule pour parvenir jusqu'à vous. »
Il avait levé le canon de son arme et avait pressé la détente. Elle se souvenait encore du choc sur son front, de la sensation d'engourdissement qui avait envahi ses membres, de la paralysie progressive de ses centres moteurs, de sa chute sur le plancher. Pendant de longues minutes, elle avait été une fragile flamme de conscience dans un corps réduit à l'impuissance. Tixu lui avait recommandé de prendre soin de leur petite merveille et elle était tombée dans le premier piège que le blouf lui avait tendu. Le sentiment de culpabilité revenait la ronger maintenant que, ranimée, elle contemplait le corps de Yelle, d'une immobilité de marbre dans son écrin de verre.
Elle sentit sur son front la brûlure d'un regard insistant. Elle leva les yeux et c'est alors seulement, à la manière très particulière qu'il avait de la fixer, qu'elle reconnut Shari. Il était devenu un homme mais, bien que l'auréole sombre et bouclée de sa chevelure fût enfouie sous le cache-tête de son colancor, bien qu'une barbe de quelques jours lui mangeât les joues, il avait gardé une part de grâce et de naïveté enfantines qui adoucissait ses traits endurcis, creusés. Les souvenirs des temps de l'insouciance affluèrent en désordre dans l'esprit d'Aphykit, les longues promenades sur les sentiers de montagne, les nuits tièdes et parfumées sous la voûte étoilée, les jeux innocents avec le petit Shari et les jeux amoureux avec Tixu, la fraternité chaleureuse des pèlerins... Elle avait dérobé ces quelques années de bonheur au destin, mais le destin, implacable, se vengeait de la plus atroce des manières : il l'avait d'abord séparée de l'homme qu'elle aimait, il l'avait ensuite plongée dans un sommeil gelé pendant plus de trois ans et, enfin, il s'acharnait sur sa fille comme si, mû par une volonté perverse, il supprimait méthodiquement, l'une après l'autre, ses raisons de vivre. Elle n'aurait pas la volonté de se battre si Yelle ne se réveillait pas. Elle crut entrevoir un sourire d'encouragement sur les lèvres brunes de Shari.
« Je ne pourrai pas les contenir très longtemps ! » rugit Maltus Haktar.
L'épaule engagée dans la galerie, il pressait sans discontinuer la détente de son ondemort. Les assaillants étaient de plus en plus nombreux à franchir le monticule de terre. Le tir de barrage du maître jardinier les contraignait à se coller contre les parois, à progresser avec prudence. Certains d'entre eux s'abritaient derrière les cadavres qui jonchaient le sol et, s'en servant comme de boucliers, continuaient d'avancer.
« J'ai besoin d'aide ! cria Maltus Haktar. Quelqu'un d'autre a une arme ? »
Jek fouilla machinalement dans les poches de sa veste mais son propre ondemort ne s'y trouvait plus. Shari se rendit compte qu'il avait oublié le sien dans la chambre des Mars. La réserve d'énergie de l'arme de Maltus Haktar risquait de s'épuiser d'un instant à l'autre et ils n'auraient plus que leurs mains à opposer aux mercenaires de Pritiv. Ils auraient la possibilité de se fondre dans les couloirs éthériques, bien sûr, mais seuls Jek, Aphykit si elle était suffisamment remise de sa cryogénisation et lui-même maîtrisaient le voyage psychokinétique, et ils ne pouvaient pas abandonner à leur sort les deux Jersalémines, le muffi de l'Eglise et le maître jardinier... Sans parler de Yelle.
Le corindon julien brillait comme un astre qui se serait décroché d'un ciel étoilé. Il teintait d'indigo la peau de la fillette et les parois de verre du sarcophage. Jek poussa un cri de joie.
« Yelle ! »
Elle le fixait, les yeux grands ouverts. Elle semblait seulement sortir d'une longue nuit de sommeil et son regard était déjà imprégné de l'étrange gravité qui le caractérisait. Une ébauche de sourire s'esquissa sur ses lèvres pâles, puis elle entrouvrit la bouche et balbutia quelques mots d'une voix à peine audible.
« C'est toi, Jek?... Tu es venu... Où est maman ?... Mes bras... mes jambes... je ne les sens plus... »
Les sanglots de Jek redoublèrent, partagé entre le bonheur de la voir se ranimer et l'inquiétude que soulevait en lui sa paralysie. Aphykit vint coller son visage contre la vitre et s'autorisa à son tour à laisser couler ses larmes. Yelle tourna légèrement la tête, une flamme nouvelle brilla dans ses yeux gris-bleu.
« Maman...
— Les embaumeurs disent que la tétraplégie est une des conséquences possibles de la réanimation cryo, avança Fracist Bogh. Il va falloir la porter...
— Est-ce qu'elle s'en remettra ? » demanda Shari.
L'ancien muffi haussa les épaules en un geste qui exprimait à la fois l'ignorance et l'impuissance. Shari souleva Yelle avec d'infinies précautions. Jek sauta au sol, contourna le socle, retira sa veste et la tendit au mahdi. Ils en enveloppèrent la fillette, puis Shari la cala aussi confortablement que possible contre sa poitrine.
Désespéré, l'Anjorien s'avança vers Aphykit, figée à côté du sarcophage vide, glissa les bras autour de sa taille et posa le front sur sa poitrine. Elle ne réagit pas dans un premier temps, puis, comme si elle ressentait également cette impérieuse nécessité d'évacuer son trop-plein de tristesse, elle lui entoura les épaules et le serra longuement. Cette étreinte leur permettait d'exprimer, chacun par l'autre interposé, tout l'amour qu'ils portaient à Yelle. Quelques mètres plus loin, Phœnix se départit de son immobilité, se dirigea lentement vers San Francisco et se jeta dans ses bras.
« Nous sommes prêts, dit Shari.
— Ils grouillent comme des mouches sur une charogne ! » gronda Maltus Haktar.
Les mercenaires de Pritiv avaient massacré les derniers défenseurs massés derrière l'éboulis de terre et de pierres. Ils restaient pour l'instant regroupés de l'autre côté d'une barricade formée par les cadavres qu'ils avaient entassés les uns sur les autres. Ils attendaient tranquillement que le magasin d'énergie de l'ondemort de l'Osgorite se fût vidé pour lancer l'assaut décisif. Les explosions s'étaient tues et les éclairs des bombes à propagation s'espaçaient de plus en plus. L'obscurité, la fumée et la poussière rendaient la visibilité presque nulle et Maltus Haktar se servait désormais davantage du rayonnement de son arme pour surveiller la progression de ses adversaires que pour les toucher. La crosse métallique surchauffée lui brûlait pratiquement tout le bras.
« Ma tête dit qu'il faut essayer de récupérer des armes sur des adversaires morts », fit une voix grave dans son dos.
San Francisco s'était écarté de Phœnix et s'était rapproché du maître jardinier. Il n'avait pas encore retrouvé l'intégralité de ses moyens, mais il était un prince de Jer Salem, un guerrier, et il ne s'estimait pas le droit de laisser l'Osgorite affronter seul leurs ennemis (des ennemis que le Jersalémine ne connaissait même pas). Maltus Haktar lui jeta un bref regard pardessus son épaule.
« Votre tête n'a pas tout à fait tort, monsieur, mais, primo, le premier cadavre se trouve à plus de dix mètres de là et ils auront tout le temps de nous ajuster, secundo, nous ne sommes pas certains de dénicher une arme utilisable sur un mercenaire de Pritiv : ils se servent de lance-disques greffés dans leur bras.
— Je prononcerai le mot sacré de l'abyn Elian...
— Je respecte vos croyances, monsieur, mais je crains qu'elles soient insuffisantes pour empêcher leurs disques de vous décapiter. Bien qu'on ne voie plus grand-chose dans cette galerie de malheur, je pense qu'ils sont plus d'une vingtaine... »
San Francisco se pencha vers l'avant et observa à son tour le large boyau. Il aperçut des cadavres allongés sur le sol métallique, puis des silhouettes gris et blanc. rassemblées derrière un monticule de corps.
« Le mot sacré me donnera une invisibilité d'environ cinq secondes. L'aller ne devrait pas poser de problème, mais au retour vous devrez me couvrir... »
Le maître jardinier acquiesça d'un mouvement de tête. Le muffi de l'Eglise du Kreuz l'ancien muffi puisqu'il s'était lui-même détrôné avait décidément d'étranges fréquentations dans le sous-sol de son palais : des enfants qui voyageaient sur leurs pensées, des femmes d'une beauté surnaturelle, des individus qui employaient des sortilèges d'invisibilité... Lorsqu'il retournerait dans son village natal d'Osgor pour y goûter un repos bien mérité, il ne pourrait même pas raconter ce genre d'histoires à ses complanétaires car il serait immanquablement élevé au rang des menteurs légendaires qui jalonnaient la longue histoire des Osgorites.
San Francisco dégrafa la cape du maître jardinier, lança un regard complice à Phœnix et, entièrement nu, vint se placer dans l'embrasure de la porte. Il espéra que sa longue immobilité trois ans, avait dit le prince des hyènes n'avait pas affaibli la force huit fois millénaire du mot sacré de l'abyn Elian.
CHAPITRE XV
FONCTION K : fonction de certains vaisseaux préhistoriques destinée à programmer leur autodestruction en cas de défaite ou, à l'occasion de missions suicide, à créer les plus grands dommages possibles dans la flotte ennemie. Selon l'érudit syracusain Messaodyne Jhû-Piet, spécialiste des langues mortes terrestres, la lettre K est la première lettre du mot « kamikaze », signifiant « vent du ciel » ou « attitude digne des dieux ».
« La préhistoire spatiale »,
Encyclopédie unimentale